Interview expert : l’impact de l’Intelligence Artificielle sur la veille
Dans le cadre du Baromètre des pratiques et des tendances de veille Digimind -Orange Consulting (État de l’art & tendances Veille et Market Intelligence), nous avions interviewé des spécialistes (intelligence économique, finance, juridique, data visualisation, deep et dark web) afin de comprendre plus précisément l’impact que les technologies auront sur les fonctions Veille stratégique et Market Intelligence et ne pas s’arrêter sur la seule perception des sondés. Nous publions ici l’interview de Fabien Giuliani sur sa vision de l'impact de “l’intelligence artificielle” sur les pratiques de veille.
Fabien Giuliani
Fondateur du Cabinet Demain la Veille
Formé à la veille à l’Ecole de Guerre Economique, Fabien Giuliani est conférencier et doctorant en science de gestion au Conservatoire National des Arts et Métiers. Ses recherches mettent en lumière l’articulation entre veille stratégique et démarche prospective. Fondateur du cabinet Demain la Veille, il conseille les organisations en termes de management de l’information stratégique et d’orientation prospective de leurs business model. Les transitions digitales et énergétiques constituent ses thématiques de prédilection.
Quels aspects de la veille seront impactés par l’intelligence artificielle ?
Avant de s’intéresser au potentiel de transformation de l’activité par l’IA, soulignons que la veille est un processus complexe qu’on doit se représenter comme une séquence itérative à sept ou huit étapes toutes plus ou moins intégrées aux plateformes de veille digitale. Chacune est susceptible d’évoluer sous l’influence de l’IA.
Le ciblage (ou cadrage de la veille) va bénéficier des progrès des applications sémantiques de l’IA en matière de thésaurus et surtout d’ontologies. Les veilleurs s’appuieront de plus en plus sur ces outils de pré-cadrage afin d’affiner les thématiques veillées. Les modèles de traitement statistique du langage atteignant leurs performances optimales, on attend que l’IA symbolique – basée sur la logique conceptuelle – vienne relayer le machine learning.
La phase de recherche de source et de collecte d’information compte davantage sur les progrès du crawl exploratoire : l’IA servira alors à élargir les horizons du veilleur aussi bien pour détecter les sources d’information internes qu’externes à l’entreprise. On est également en droit d’attendre beaucoup du développement du speech to text qui vise à retranscrire et exploiter les informations présentes dans le langage parlé. Tous types de documents audio (interview, vidéos, podcasts, « notes orales », etc.) pourront être exploitées. Enfin, l’IA assurera le monitoring des sources en détectant les liens mort, l’évaluation de la pertinence d’une source par requête…)
La sélection de l’information est une phase critique qui voit le veilleur trier les informations pertinentes. La validation des documents sera facilitée par l’optimisation des calculs de pertinence des documents, qui s’appuieront sur la corrélation avec la requête initiale, les validations antérieures du veilleur, voire de données contextuelles comme les recherches documentaires des collaborateurs de l’organisation. Cette phase nécessitera une étroite collaboration entre IA symbolique et machine learning, et pourrait à terme déboucher sur la mise au point de moteurs heuristiques capables de sélectionner les informations selon les remontées des besoins des destinataires de la veille.
Si la phase de circulation (ou diffusion) des informations remontées comporte également un fort potentiel d’optimisation, ils semblent que les solutions actuelles soient abouties techniquement… mais sous-exploitées. L’IA devra être mobilisée ici dans le cadre d’une démarche d’UX et de design.
Le modèle développé par Microsoft Delve, qui consiste à pousser sur les espaces de partage des contenus matchant avec les interactions entre les employés semble prometteur. Delve s’inscrit dans le prolongement des plateformes d’information développées par les solutions de veille digitale. Toutefois, les bots informationnels personnalisés sur le modèle de Flint pourraient bien remporter les suffrages des utilisateurs et drainer de nouvelles pratiques. Leur potentiel découle de la mise au cœur du processus d’information des itérations entre bot et l’utilisateur : Flint offre d’« éduquer » un assistant robot à comprendre nos besoins informationnels et nos styles cognitifs (ce que nous sommes vraiment susceptibles de lire) : le bot va ensuite crawler dans la masse des documents disponibles.
Le stockage de l’information sélectionnée devrait aussi être impacté par les progrès de l’IA sémantique et des graphes de connaissance. Ce développement comporte une forte synergie avec celui des ontologies.
“ L'IA permettra de pousser une information toujours plus pertinente vers un public toujours plus ciblé ”
La phase d’analyse de la veille ne bénéficiera pas des progrès de l’IA au même rythme selon la nature de l’exploitation faite des documents. Les analytics quantitatifs (médiamétrie des mentions, apparition de nouveaux buzzwords, évolution d’une occurrence dans le temps, etc.) et les alertes qui leurs sont associées seront à terme générés spontanément par data mining. L’IA montre de sérieuses limites concernant le traitement qualitatif de l’information : quelques marges existent dans la détection des idées principales des corpus ou dans la pondération automatique des informations en fonction de leurs provenances. Mais les problématiques inhérentes au métier d’analyste, depuis le choix des axes d’analyse jusqu’à la capacité à susciter une réaction adéquate de la part de la chaîne hiérarchique demeureront non soluble dans la technologie.
Dernière phase du processus, l’animation de la veille peut tirer un quick win de la fluidification des modalités de circulation / diffusion de l’information. Toutefois, l’animation d’un projet de veille est soumise à de fortes contingences relationnelles et organisationnelles pour lesquelles l’IA n’est d’aucune aide.
En quoi l’IA démultipliera-t-elle l’impact de la veille ?
Il y a quelques temps, les solutions de data mining américaines comme Palantir, à la frontière entre business intelligence, veille et renseignement, suscitaient beaucoup de fantasmes. Mais ces solutions avaient contre elles un pricing exorbitant, des retombées business incertaines et une image sulfureuse. L’avenir de la veille digitale ne se lit donc pas dans la boule de cristal de Palantir. L’IA apporte néanmoins trois changements incrémentaux remarquables au scope de la veille.
L’implémentation du speech to text permettra la prise en charge de l’information orale, ce qui outre un gain de temps substantiel pourrait bousculer les habitudes de collecte des veilleurs et les inciter à recueillir davantage d’information dite « déstructurée », un gisement d’information jusqu’ici inexploitable.
L’apport de l’IA ira croissant dans le partage des informations de veille, notamment via les agents conversationnels internes comme celui développé par Golem.ai (dans une logique usager à information), les bots informationnels comme Flint (dans une logique information à usager), ou via les réseaux sociaux d’entreprise.
L’IA permettra de pousser une information toujours plus pertinente vers un public toujours plus ciblé.
L’IA suscitera enfin des gains de temps sur les étapes du processus de veille que les veilleurs pourront réinvestir vers des tâches à forte valeur ajoutée : l’analyse, l’entretien d’une relation forte avec la chaîne hiérarchique et la captation des besoins informationnels dans l’organisation.
Quelles seront les nouvelles compétences développées par les veilleurs ? L’avenir de la profession est-il menacé ?
Le paramétrage de la veille sera de plus en plus délégué aux éditeurs de solutions de veille, car il nécessitera une expertise technique spécifique, incluant une connaissance des algorithmes : c’est là le sens de l’histoire.
La profession pourrait se scinder entre techniciens de l’information, qui auront pour tâche de gérer des outils de plus en plus complets, notamment en interagissant avec des plateformes apprenantes en fonction des évolutions des besoins informationnels, et analystes qui devront assurer la transformation des informations en renseignements activables pour le management.
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Retrouvez l’intégralité de l’interview dans le baromètre sur les pratiques et tendances en veille stratégique et market intelligence par les professionnels.
Ecrit par Christophe Asselin
Christophe est Senior Insights & Content Specialist @ Onclusive. Fan du web depuis Compuserve, Lycos, Netscape, Yahoo!, Altavista, Ecila et les modems 28k, de l'e-réputation depuis 2007, il aime discuter et écrire sur la veille et le social listening, les internets, les marques, les usages, styles de vie et les bonnes pratiques. Il est expert Onclusive Social (ex Digimind Social)