Analyse e-réputation : Comment photographier l'opinion publique sur le web ?
Lors de la rédaction d'un audit e-réputation, l'analyste conserve toujours en tête les mêmes questions : "est-ce que mon balayage/scannage/décorticage, aussi complet soit-il, va suffire à mon client pour avoir une réelle vue d'ensemble sur son image numérique ? Vais-je réussir à lui présenter suffisamment d'indicateurs et de verbatim pour qu'il puisse conclure des améliorations nécessaires et prendre ensuite des actions adaptées ? Comment distinguer ma démarche d'un sondage classique sur ce terrain d'étude qu'est le web ?"
Pierre Bourdieu nous donne l'occasion de nous interroger sur cette sempiternelle remise en question lors d'un exposé au sujet des sondages en 1973, intitulé "L'opinion publique n'existe pas". Le sociologue y fait 3 constats :
- Exprimer une opinion n'est pas à la portée de tous
- Toutes les opinions ne se valent pas, dans le sens de "cumulation", d'empilage de verbatims
- Lors d'un sondage, personne ne s'est mis d'accord unanimement sur les questions qui doivent être posées. Le fait qu'une seule et même question soit posée à tout le monde pose problème, car cela écarte immédiatement la possibilité d'autres approches.
En lisant cet exposé, il est tentant de faire le parallèle avec les méthodologies d'audits e-réputation produites par les analystes, même s'il convient bien sûr de remettre cet exposé dans le contexte de l'époque où il a été fait. Depuis 1973, la statistique a beaucoup évolué et les applications dans le domaine du sondage ont été fortement modifiées, non seulement grâce à l'apport technologique mais également grâce à des évolutions méthodologiques. Plus particulièrement sur nos métiers de la veille, nous voyons par exemple apparaître une nouvelle catégorie de postes, à travers les "data scientists".
Ne pas empiler les communautés du web
Que dit Bourdieu dans ces quelques pages ? Il pointe du doigt l'empilement, l'amalgame culturel, sociologique, économique généré par cette première méthode de sondage qui consiste à poser le même éventail de questions à tout le monde. Il met en garde le risque de "création" artificielle d'une opinion globale, d'une opinion publique. Il faut tenir compte des forces en jeu entre les groupes étudiés, des centres d'intérêts divergents, des cultures et des contextes variés.
Lorsque nous menons un audit, nous devons garder en tête cela : les forums et les pages Facebook ne doivent pas être analysées de la même manière car ce ne sont pas toujours les mêmes communautés qui les habitent et les font vivre. Lors d'une crise, nous ne nous concentrons pas uniquement sur les membres les plus actifs du réseau le plus visible, nous dressons une carte que nous recolorons en fonction des relations, des influences, des silences, des propagations ou des concentrations.
Exploser les requêtes et dessiner une carte
Bourdieu illustre son propos avec l'exemple des questions posées au sujet de l'éducation avant et après les événements de Mai 68 : "nous avons relevé toutes les questions concernant l'enseignement. Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le système d'enseignement ont été posées depuis Mai 68, contre moins d'une vingtaine entre 1960 et 1968. Cela signifie que les problématiques qui s'imposent à ce type d'organisme sont profondément liées à la conjoncture et dominées par un certain type de demande sociale".
En transposant cette observation à la méthode d'audit, cela signifie que l'analyste doit anticiper les requêtes de l'audit, collecter en amont les questionnements et l'historique de crise de plusieurs services de l'entreprise concernée par l'audit. En effet, si l'on s'intéresse aux occurrences au moment où la crise démarre, il est déjà trop tard. Sans pour autant avoir la prétention de deviner à l'avance le point de départ de la crise, il est tout à fait possible de poser des balises de requêtes, de dessiner une carte des communautés et des sujets sensibles. Bien sûr, il y a parfois des limites contextuelles à cette capacité de prévision, mais si l'on détermine correctement les groupes de pressions, les groupes de réactions et les différentes façons de s'exprimer sur le sujet étudié, alors il est possible d'observer les prémices de départ de crise. Tout est une question de cartographie d'acteurs et de zones de débats.
Faire attention à ne pas orienter les résultats en fonction du commanditaire
Lorsqu'il s'agit de conclure l'audit par des recommandations, il est tentant voire confortable de traduire certains résultats pour polir l'image finale de son client. Comme l'explique Bourdieu, "les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques. [...] Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel [NDLR: en 1973], un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer [..] l'idée qu'il existe quelques chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne."
Avant de démarrer un audit, l'analyste s'assure d'avoir balayé tous les enjeux, non seulement pour son client mais aussi pour l'ensemble des services impactés : quelles sont les actions qui seront mises en place après l'audit ? quels services/pôles dirigeront les conclusions et les opérations à venir ? quelles sont les perspectives de changement induites par cette démarche d'audit ? Comment seront considérées les non-réponses, les zones de silence ? Est-ce que la problématique de départ est bien exempte de teinte politique ? Est-ce qu'il n'y a pas un risque, sur certains sous-thèmes sensibles, de tordre certaines opinions éthiques parce que justement on ne les analyse que sous l'angle d'une seule question principale ? Cela nous ramène de nouveau à la définition des acteurs, des communautés, des espaces de conversations ayant chacun leurs cultures et leurs modes de communication propres.
Pour conclure, un audit n'a de commun avec un sondage que cette démarche de définition de problématique de départ et d'interrogation d'un panel. Dans le cadre d'un audit d'e-réputation sur le web, nous ne posons pas de questions aux internautes, mais nous questionnons leurs tendances de débats et de recherche. Nous scannons chaque famille de type de sources et nous présentons les résultats de manière impartiale, en prenant soin de conserver les particularités des communautés qui y sont présentes. Seules les recommandations seront orientées en faveur de notre client, car tout au long de l'audit nous nous construisons une vue d'ensemble sur l'image de marque ou de société étudiée et nous identifions rapidement les points d'améliorations. Mais il faut accorder une importance particulière au rendu des résultats, en évitant l'empilement des communautés, de manière à ne pas avancer de conclusions artificiellement centrées sur une opinion globale.
Ecrit par Christophe Asselin
Christophe est Senior Insights & Content Specialist @ Digimind. Fan du web depuis Compuserve, Lycos, Netscape, Yahoo!, Altavista, Ecila et les modems 28k, de l'e-réputation depuis 2007, il aime discuter et écrire sur la veille et le social listening, les internets, les marques, les usages, styles de vie et les bonnes pratiques.